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L’Evêché de Tourcoing

By Anatole France

M. LE PRÉFET WORMS-CLAVELIN causait avec M. l’abbé Guitrel
dans le magasin de Rondonnean jeune, orfevre et bijoutier.
M. Worms-Clavelin était ce jour-là de très bonne humeur. II se
renversa dans un fauteuil et croisa les jambes de sorte qu’une
semelle des bottines se dressait vers le menton du doux vieillard.

— Monsieur l’abbé, vous avez beau dire ; vous êtes un prêtre
éclairé ; vous voyez dans la religion un ensemble de prescriptions
morales, une discipline nécessaire, et non point des dogmes
surannés, des mystères dont l’absurdité n’est que trop peu
mystérieuse.

M. Guitrel avait, comme prêtre, d’excellentes règles de conduite.
L’une de ces règles était d’éviter le scandale, et de se taire plutôt que
d’exposer la vérité aux risées des incrédules. Et, comme cette
précaution s’accordait avec la prudence de son caractère, il l’observait
exactement. Mais M. le préfet Worms-Clavelin manquait de
discrétion. Son nez vaste et charnu, ses lèvres épaisses, apparaissaient
comme de puissants appareils pour pomper et pour absorber, tandis
que son front fuyant, sous de gros yeux pâles, trahissaient la
résistance à toute délicatesse morale. Il insista, poussa contre les
dogmes chrétiens des arguments de loges maçonniques et de cafés
littéraires, conclut qu’il était impossible à un homme intelligent de

                                                croire

The Yellow Book—Vol. V. R

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croire un mot du catéchisme ; puis, abattant sur l’épaule du prêtre
sa grosse main à bagues, il dit :

—Vous ne répondez rien, mon cher abbé, vous êtes de mon
avis.

M. Guitrel, martyre en quelque manière, dut confesser sa foi.

—Pardonnez moi, monsieur le préfet, ce petit livre, qu’on
affecte de mépriser en certains milieux, le catéchisme, contient plus
de vérités que les gros traités de philosophie qui mènent si grand
bruit par le monde. Le catéchisme joint la métaphysique la plus
savante à la plus efficace simplicité. Cette appréciation n’est pas
de moi, elle est d’un philosophic éminent, M. Jules Simon, qui
met le catéchisme audessus du Timée de Platon.

Le préfet n’osa rien opposer au jugement d’un ancien ministre
Il lui souvint en même temps que son supérieur hierarchique, le
ministre actuel de l’intérieur, était protestant. Il dit :

—Comme fonctionnaire, je respecte également tous les cultes,
le protestantisme et le catholicisme. En tant qu’homme je suis libre
penseur, et si j’avais une préférence dogmatique, permettez moi de
vous dire, monsieur l’abbé, qu’elle serait en faveur de la réforme.

Guitrel doux et têtu, repondit d’une voix onctueuse :

—Il y a sans doute parmi les protestants des personnes éminem-
ment estimables au point de vue des moeurs, et j’ose dire des
personnes exemplaires, mais l’église prétendue réformée n’est qu’un
membre tranché de l’église catholique, et l’endroit de la rupture
saigne encore.

Indifférent à cette forte parole, empruntée à Bossuet, M. le préfet
tira de son étui un gros cigare, l’alluma, puis tendant l’étui au
prêtre :

—Voulez vous accepter un cigare, monsieur l’abbé ?

N’ayant aucune idée de la discipline ecclésiastique, et croyant
que le tabac à fumer était interdit aux membres du clergé, c’était

                                                pour

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pour l’embarrasser ou le séduire, qu’il offrait un cigare à M. Guitrel.
Dans son ignorance il croyait, par ce présent, induire le porteur
de soutane en péché, le faire tomber dans la désobeissance, peut être
dans le sacrilège et presque dans l’apostasie. Mais M. Guitrel prit
tranquillement le cigare, le coula avec précaution dans la poche de
sa douillette, et dit avec bonne grâce, qu’il le fumerait après souper,
dans sa chambre.

Ainsi M. le préfet Worms-Clavelin et M. l’abbé Guitrel, pro-
fesseur d’èloquence sacrée au grand séminaire, conversaient dans le
cabinet de l’orfèvre. Prè; d’eux Rondonneau jeune, fournisseur de
l’archevêché, qui travaillait aussi pour la préfecture, assistait discrète-
ment à l’entretien, sans y prendre part. Il faisait son courrier, et
l’on ne voyait que son crâne nu sur la table chargée de régistres
et d’échantillons d’orfèvrerie commerciale.

Brusquement M. le préfet se mit debout, poussa M. l’abbé
Guitrel à l’autre bout de la pièce, dans l’embrasure de la fenêtre, et
lui dit à l’oreille :

—Mon cher Guitrel, vous savez que l’évêché de Tourcoing
est vacant.

– J’ai appris en effet, répondit le prêtre, la mort de mon-
seigneur Duclou. C’est une grande perte pour l’église. Monseigneur
Duclou avait autant de mérite que de modestie. Et il excellait
dans l’homélie. Ses instructions pastorales sont des modèles
d’éloquence parénétique. Oserai-je rappeler que je l’ai connu à
Orléans, du temps qu’il était encore M. l’abbé Duclou, le
vénérable Curé de Saint-Euverte, et qu’à cette époque il daignait
m’honorer de sa bienveillante amitié ? La nouvelle de sa fin
prématurée a été particulièrement douloureuse pour moi.

Il se tut, laissant pendre ses lèvres en signe d’affliction.

—Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, dit le préfet. Il est mort ;
il s’agit de le remplacer.

                                                M. Guitrel

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M. Guitrel avait changé de figure. Maintenant il faisait des
petits yeux tous ronds, comme un rat qui voit le lard dans le
garde-manger.

—Vouz concevez, mon cher Guitrel, reprit le préfet, que toute
cette affaire ne me regarde en aucune façon. Ce n’est pas moi
qui nomme les évêques. Je ne suis pas le garde des Sceaux, ni le
pape, Dieu merci !

Il se mit à rire.

—A propos, en quels termes êtes vous avec le nonce ?

—Le nonce, monsieur le préfet, me regarde avec bienveillance,
comme un enfant soumis et respectueux du Saint Père.

—Mon cher abbé, si je vous parle de cette affaire—tout à fait
entre nous, n’est ce pas ? — c’est qu’il est question d’envoyer à
Tourcoing un prêtre de mon chef-lieu. Je sais de bonne source
qu’on met en avant le nom de M. l’abbé Lantaigne, directeur du
grand séminaire, et il n’est pas impossible que je sois appelé à
fournir des notes confidentielles sur le candidat. Il est votre
supérieur hiérarchique. Que pensez vous de lui ?

M. Guitrel, les yeux baissés, répondit :

—Il est certain que M. l’abbé Lantaigne porterait sur le siége
épiscopal sanctifié jadis par Saint Loup des vertus éminentes et les
dons précieux de la parole. Ses carêmes préchés à Saint-Exupère
ont été justement appréciés pour l’ordonnance des idées et la
force de l’expression, et l’on s’accorde à reconnaitre qu’il ne
manquerait rien à la perfection de quelques uns de ses sermons, s’il
s’y tiouvait cette onction, cette huile parfumée et bénie, oserai-je
dire, qui seule pénêtre les coeurs. M. le Curé de Saint-Exupère
s’est plu le premier à déclarer que M. Lantaigne, en portant la
parole dans la chaire de Saint-Exupère avait bien mérité de ce
grand apôtre des Gaules par un zèle dont les excès même
trouvent leur excuse dans leur source charitable. Il a déploré

                                                seulement

                        Par Anatole France 287

seulement les incursions de l’orateur dans le domaine de l’histoire
contemporaine. Car il faut avouer que M. Lantaigne ne craint
pas de marcher sur des cendres encore brûlantes. M. Lantaigne
est éminent par la piété, la science et le talent. Quel dommage
que ce prêtre, digne d’être élevé aux plus hauts degrés de la
hiérarchie, croie devoir afficher un attachement louable sans doute
dans son principe, mais immodéré dans ses effets, à une famille
exilée dont il reçut les bienfaits ? Il se plaît à montrer un
exemplaire de l’Imitation de Jésus-Christ, qui lui fut donné,
couvert de pourpre et d’or, par madame la Comtesse de Paris, et il
étale trop volontiers les pompes de sa fidèlité et de sa reconnaissance.
Et quel malheur que la superbe, excusable peut être dans un si
beau génie, l’emporte jusqu’a parler sous les quinconces, publique-
ment, de Monseigneur le Cardinal-archevêque en des termes que
je n’ose rapporter ! Hélas ! à défaut de ma voix, tous les arbres
du mail vous rediront ces paroles tombées de la bouche de M.
Lantaigne, en présence de M. Borgeret, professeur à la faculté des
lettres : “En esprit seulement Sa Grandeur observe la pauvreté
évangélique.” Il est coutumier de tels propos, et ne l’entendit-on
pas dire à la dernière ordination, quand Sa Grandeur s’avança
revêtu de ses ornements pontificaux, qu’il porte avec tant de
noblesse malgré sa petite taille : “Crosse d’or, évêque de bois.”
II censurait ainsi, mal à propos, la magnificence avec laquelle
Monseigneur Charlot se plaît à régler l’ordonnance de ses repas
officiels, et notamment du dîner qu’il donna au général commandant
le cinquième corps d’armée, et auquel vous fûtes prié, monsieur le
préfet. Et c’est particulièrement votre présence à l’archevêché qui
offusquait M. l’abbé Lantaigne, trop enclin malheureusement à
prolonger, au mépris des préceptes de Saint Paul et des enseigne-
ments de Sa Sainteté Leon XIII, les pénibles malentendus dont
souffrent également l’Eglise et l’Etat.

                                                Le

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Le préfet tendait les oreilles et ouvrait la bouche toute grande,
ayant coutume d’écouter par la bouche.

—Mais, dit-il, ce Lantaigne est imbu du plus détestable esprit
clerical. Il m’en veut ? Que me reproche-til ? Ne suis-je pas assez
tolérant, libéral? N’ai-je pas fermé les yeux quand de toutes parts
les moines, les soeurs, rentraient dans les couvents, dans les écoles ?
Car si nous maintenons énergiquement les lois essentielles de la
république, nous ne les appliquons guères. Mais les prêtres sont
incorrigibles. Vous êtes tous les mêmes. Vous criez qu’on vous
opprime tant que vous n’opprimez pas. Et que dit-il de moi, votre
Lantaigne ?

—On ne peut rien articuler de formel centre l’administration de
M. le préfet Worms-Clavelin, mais une âme intransigeante comme
M. Lantaigne, ne vous pardonne ni votre affiliation à la franc-
maçonnerie, ni vos origines israélites.

Le préfet secoua la cendre de son cigare.

—Les juifs, dit-il, ne sont pas mes amis. Je n’ai pas d’attaches
dans le monde juif. Mais soyez tranquille, mon cher abbé, je vous
fiche mon billet que M. Lantaigne ne sera pas évêque de Tourcoing.
J’ai assez d’influence dans les bureaux pour lui faire échec. Ecoutez
bien, Guitrel ; je n’avais pas d’argent, quand j’ai débuté dans la vie.
Je me suis fait des relations. Les relations valent la fortune. Et
moi, j’ai de belles relations. Je veillerai à ce que l’abbé Lantaigne
se casse le cou dans les bureaux. D’ailleurs ma femme a un can-
didat à l’évêché de Tourcoing. Et ce candidat c’est vous, Guitrel.

A ce mot, l’abbé Guitrel leva les bras et baissa les yeux.

—Moi, dit-il, m’asseoir dans le siége sanctifié par le bienheureux
Loup et par tant de pieux apôtres des Gaules septentrionales.
Madame Worms-Clavelin a-t-elle eu cette pensée ?

—Mon cher Guitrel, elle veut que vous portiez la mitre. Et
je vous assure qu’elle est de force à faire un évêque. Je vous

                                                surprendrais

                        Par Anatole France 289

surprendrais bien si je vous nommais le ministre qui lui doit son
portefeuille. Et moi même je ne serai pas faché de donner à la
république un évêque républicain.

M. Guitrel, soupirant, versa des paroles indistinctes qui
coulaient de ses lèvres comme le murmure d’une source cachée.

—Il est vrai que je porterais dans les fonctions épiscopates cet
esprit de soumission aux pouvoirs établis qui est, à mon sens,
eminemment chrètien. Toute puissance vient de Dieu, celle de
la république comme les autres. C’est une maxime dont je
suis intimement pénétré.

Le préfet approuva de la tête.

—C’est entendu, mon cher Guitrel ; voyez l’archevêque et le
nonce ; ma femme et moi, nous ferons agir les bureaux.

Et M. Guitrel murmurait les mains jointes :

—Le siége antique et vénérable de Tourcoing !

—Un évêché de troisième classe, un trou, mon cher abbé.
Mais il faut commencer. Tenez ! moi, savez vous où j’ai fait mes
débuts dans l’administration ? A Céret ! J’ai été sous préfet de
Céret, dans les Pyrénees-Orientales ! Adieu, monseigneur.

Le préfet tendit la main au prêtre. Et M. Guitrel s’en alla
par la tortueuse rue des Tintelleries, humble, le dos rond, mèditant
des démarches savantes et se promettant, au jour où il porterait la
mitre et tiendrait la crosse, de résister, en prince de l’église, au
gouvernement civil, de combattre les franc-maçons, et de jeter
l’anathême aux principes de la libre pensée, de la république, et de
la révolution.

MLA citation:

France, Anatole. “L’Evêché de Tourcoing.” The Yellow Book, vol. 5, April 1895, pp. 283-289. Yellow Book Digital Edition, edited by Dennis Denisoff and Lorraine Janzen Kooistra, 2010-2014. Yellow Nineties 2.0, Ryerson University Centre for Digtial Humanities, 2019. https://1890s.ca/YBV5_france_eveche/