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IL NEIGE

IL faut allumer les lampes dans les chambres closes.
Une nuit blême, étrange, qui devance l’heure, ensevelit
la lumière du ciel. C’est que la neige est en suspens,
là, tout près, dans cette nué ouatèe où mon regard
s’enfonce et se perd. La neige hésite: elle a peur de
quitter cette molle nuée où elle dort, pour traverser
l’air sombre en flocons seuls, frissonnants, tout de suite dessous
en boue hideuse et en pleurs. Elle hésite devant sa destiné….
Tout à coup, un premier flocon se décide. Du nuage où se
cache sa naissance indiscernable, il se laisse tomber, duvet de
cygne, tournoyant à chaque souffle. Il se pose sur le bord de
plomb de ma fenêtre : à peine l’a-t-il touché, qu’il expire. Plus
rien; c’est un flocon perdu.—Mais un autre se risque; sa frêle
étoile de diamant tombe tout près de la place où le premier
s’est évanoui. Une seconde, il demeure, puis s’éteint. Un
autre voltige et se pose, à la même place, deux secondes. Le
plomb terne du toit commence à briller de larmes, là où les
premiers flocons, isolés, ont expiré. A part ces larmes, rien
n’en reste: ils s’étaient trop hâtés. . . . Mais alors d’autres,
nombreux, puis plus nombreux et pressés à la fin, se précipitent
ici, là plus loin, dans les profondeurs de l’air. Le mouvement
silencieux de leur vol ajoute du silence au jardin immobile.
Sur le rebord du toit, ils se rejoignent, ils s’associent: chacun
prête à chacun sa fraîcheur. Et, ainsi unis, ils résistent a l’air
jaloux. Bientôt un bourrelet de cygne continu, sans souillure,
éblouissant, épais, couronne toute la maison, toutes les branches
nues des arbres, toutes les noirceurs des choses. La blancheur,
doucement, l’a emporté, elle triomphe de toutes parts, elle
règne. . . . En ce même moment, je m’étais arrêté d’écrire, par
lassitude, non des doigts, mais du cceur. C’était une de ces
heures grises où se brouillent en nous les raisons d’espérer et
d’agir. L’image du monde contenue en une pensée fuyante;
la volonté qui me fait sauter du lit le matin, je sens que dans
peu de temps elles ne seront plus; elles périront avec moi, et
ne seront pas reprises par un autre. Ce que je veux ne
  triomphera pas. . . . Mais à temps, tu m’as rappelé à la
     vérité, ô neige parfaitement pure, muette et douce,
        ô frêle et fluide, ô patiente et jamais découragée!

                            PAUL DESJARDINS.

MLA citation:

Desjardins, Paul. “Il Neige.” The Evergreen; A Northern Seasonal, vol. 4, Winter 1896-7, p. 63. Evergreen Digital Edition, edited by Lorraine Janzen Kooistra, 2016-2018. Yellow Nineties 2.0, Ryerson University Centre for Digital Humanities, 2019. https://1890s.ca/egv4_desjardins_neige/