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LE DILETTANTISME

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ARGUMENT.—Like a star-gazer who would tell us that astronomy is
vanity, yet offers in exchange his own descriptions and fancies of the hour,
so this contemporary literature of dilettantism thinks of life as a mere
phantasmagoria, pleasant to observe but vain to understand. Moreover,
amid true and false, good and ill, why limit our interest by any preference?
Renan was founder of the school, Jules Lemaître and Anatole France are
its leaders, Maurice Barrès its exaggerator. Their qualities and defects
are manifest; charm of style and fancy, wide and varied interests, subtle
perceptions, refined enjoyment: but corresponding lack of interpretation
and of judgment, paralysis of will, incapacity even of conceiving action.
Such literature is that of overgrown children ; the great masters have
always reached manhood, have expressed its qualities, and hence inspire
them.

FIGUREZ-VOUS un astronome qui viendrait vous
dire: ‘C’est un splendide spectacle que celui du
ciel étoilé, mais bien fous sont les hommes qui
prétendent en donner d’exactes descriptions et en
faire connaître les vraies lois! Les Copernic et
les Newton se montraient de grands prétentieux
lorsqu’ils cherchaient à se rendre compte du mouvement des
astres: là-dessus tous les systèmes se valent, et il y a long-
temps que, dans ma sagesse, je me suis fait une gloire de n’y
rien comprendre. Mais, si cela peut vous être agréable, je

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vous exposerai volontiers, à propos de ces difficiles matières,
les jolies choses, les combinaisons surprenantes et les théories
de toute espèce que je m’amuse à inventer’
Si vous n’avez jamais rencontré de tels astronomes, je puis
vous présenter un certain nombre de moralistes qui procèdent
exactement de la même façon dans les problèmes essentiels de
la destinée humaine. On les appelle les ‘dilettantes’ parce
qu’en toutes choses, et même dans les plus importantes idées,
ils cherchent uniquement le plaisir, la jouissance, le divertisse-
ment. Ce ne sont point, malgré les apparences, des sceptiques
comme les autres: on peut être sceptique et regretter de ne
pas connaître le vrai ; les dilettantes se complaisent dans
leur ignorance. Ils seraient bien fâchés d’arriver à com-
prendre quelque chose dans l’ordre du monde et dans les
lois morales de la vie humaine : à leurs yeux comprendre
est le fait des esprits étroits; aux esprits larges il suffit de
connaître.

Savoir ce qu’on a pensé avant nous sur la morale, la religion,
l’art, la société ; ajouter, si on le peut, quelques nouvelles idées
à celles qui ont déjà cours sur ces matières inextricables ;
regarder avec indifférence les solutions contradictoires qu’on
a essayé de donner aux divers problèmes ; dominer de son
haut tous les préjugés, tous les devoirs, toutes les lois et toutes
les doctrines ; n’adopter de chaque système que ce qu’on y
trouve de plus conforme à ses goûts présents, mais sans
rompre pour si peu avec les systèmes opposés qu’un jour peut-
être on sera bien heureux de faire siens : voilà, évidemment,
la marque d’une intelligence supérieure et le seul procédé qui
convienne à de vrais dilettantes. Entre le vrai et le faux,
entre le bien et le mal, pourquoi des préférences? pourquoi un
choix exclusif qui nous priverait de la moitié au moins des
façons de penser et de sentir? ‘Tout est vrai, même les
songes,’ dit Jules Lemaître; et Renan, fondateur du dilet-
tantisme, recommande à ses disciples de bien faire voir dans
chacun de leurs livres ‘les deux faces opposés dont se com-
pose toute vérité.’ Dans le ‘Jardin d’Epicure,’ ce livre très

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digne de son titre et qui constitue le plus parfait manuel du
dilettantisme, Anatole France a donné plus clairement encore
la vraie formule du nouveau système, lorsqu’il a dit que ‘c’est
faire un abus vraiment inique de l’intelligence que de l’em-
ployer à chercher la vérité.’ Réfléchissez bien à l’admirable
règle de conduite que vous donne une pareille sentence ; et, si
cela ne vous suffit pas encore, considérez de plus, avec le
même auteur, que, si la morale avait écouté la raison, ‘elle
eût été conduite par divers chemins aux conclusions les plus
monstrueuses.’

Il n’est rien d’exagéré dans ce tableau: chaque trait en est
emprunté aux dilettantes eux-mêmes ; et, pour les faire con-
damner par toutes les âmes droites, il suffit de reproduire
ce qu’ils ont dit maintes fois dans l’intention de se faire
admirer. Peut-être on aura quelque peine à le croire, mais
réellement nous avons en France un certain nombre d’écrivains
qui pensent de la sorte, si tant est qu’on puisse voir là de la
pensée.

Et ce ne sont point les premiers venus, car leur chef a eu
nom Renan, et ils s’appellent aujourd’hui Anatole France,
Jules Lemaître, Maurice Barrès. Sans doute, c’est peu de
chose encore que M. Barrès, et, si ses exagérations de toute
espèce ont réussi à le faire connaître des gens les mieux informés,
il demeure bien en deça de la gloire; mais Lemaître et Anatole
France possèdent comme stylistes un talent de premier ordre,
et leur science est très suffisante pour qu’ils parlent de tout,
de morale, de religion, d’histoire, de littérature, sinon avec
profondeur, du moins avec une parfaite aisance. Le succès,
non plus, n’est pas ce qui leur manque. Je ne dis pas qu’on
les estime, mais on s’intéresse à leurs fantaisies. Les rois
aussi s’intéressaient naguère aux drôleries de leurs bouffons.
Sans les prendre au sérieux, on voit plus d’un esprit d’élite
s’amuser de leurs jolis tours et oublier trop aisément le mal
qui en résulte pour l’esprit public. Quant à l’homme sans
valeur, il reste devant eux béat d’admiration; lorsqu’il leur
entend dire qu’ils ne comprennent rien de rien à l’ensemble

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du monde ni à la destinée humaine, il ne se tient pas de joie :
‘C’est justement comme moi’ s’écrie-t-il transporté ; ‘voilà de
l’intelligence!’

La supériorité que les dilettantes s’attribuent, et que semble
aussi proclamer une partie du public, est-elle bien réelle?
Sont-ils, comme ils le croient, des esprits vraiment complets,
ouverts, délicats, bienfaisants, admirables autant qu’admirés ?
Même en lui concédant tous les avantages que célèbrent ses
partisans, même en voyant en lui, comme on nous y invite, la
suprême perfection de l’intelligence et l’épanouissement de nos
plus délicates facultés de jouir, le dilettantisme, de l’aveu des
siens, aurait encore un vice fondamental et qui suffirait à
prévenir contre ses séductions toutes les âmes vaillantes:
il ne fait point de part à la volonté, il détourne de l’action, il
sourit du devoir, il énerve toute puissance morale. Or c’est
par là qu’on vaut, par le libre exercice de son activité, par la
mise en œuvre de ses énergies. Connaître et jouir ne dépen-
dent pas toujours de nous; ce qui dépend de nous, ce qui, au
jugement de Dieu comme devant notre conscience et devant
nos semblables, constitue notre mérite ou notre indignité, c’est
l’usage de notre liberté, c’est notre manière de vouloir et d’agir.
Une habitude d’esprit comme le dilettantisme, qui ne développe
l’intelligence qu’en déprimant la volonté, enlève donc beaucoup
plus qu’elle n’ajoute de valeur réelle à ceux en qui elle domine.
Exagérer en soi certaines facultés en atrophiant les autres,
c’est toujours d’échoir et s’éloigner de cette perfection qui est
essentiellement harmonie et ordre ; mais, si cette exagération
se produit en faveur des facultés irresponsables, et aux dépens
des facultés libres, quels troubles n’amène-t-elle pas, et quel
abaissement de la personne humaine !

Disons mieux : Céder au dilettantisme sous prétexte de déve-
lopper plus amplement son intelligence, c’est tout perdre d’un
côté sans rien gagner de l’autre.

De ce dangereux exercice, l’intelligence ne peut, en effet,
tirer aucun avantage sérieux. Elle produit, n’est-ce pas?
deux sortes d’opérations : les unes, plutôt passives et souvent

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inconscientes, consistent surtout à emmagasiner dans la
mémoire les faits et les paroles, à refléter dans l’imagination
la vie extérieure du monde ; les autres, actives et vraiment
propres à l’homme, consistent à se prononcer sur les rapports
et sur la valeur des images ou des idées qui se présentent à
notre esprit. Par le premier mode, nous connaissons ; par le
second mode, nous comprenons et nous jugeons. Or, de con-
naître, c’est toute l’ambition et tout l’effort du dilettantisme ;
comprendre et juger ne sont pour lui que des opérations
chimériques et pédantes, bonnes tout au plus pour les esprits
vulgaires.

On voit maintenant ce que signifie pour les dilettantes cette
intelligence dont volontiers ils s’attribueraient le monopole.
Qu’elle soit compatible avec de brillantes connaissances, de
la souplesse, de la bonne grâce, tant que l’on voudra ; cela
dépend du talent des auteurs, et, du reste, ces qualités n’ap-
partiennent pas en propre au dilettantisme. Mais que dans
une telle intelligence il y ait place pour le jugement et pour la
raison, c’est-â-dire en somme pour les facultés les plus hautes,
nul n’osera le prétendre, et les dilettantes eux-mêmes ne vou-
draient pas qu’il en fût ainsi. Ils sont bien trop fiers de ne
rien comprendre ; ils s’amusent bien trop à jongler avec les
systèmes, et à se balancer légèrement d’une contradiction à
l’autre!

Après tout, c’est leur droit, de se livrer à ces jeux de vieux
enfants. Mais c’est notre droit aussi, de croire qu’il y a mieux
à faire dans ce monde, et de préférer à ceux qui se moquent
de nous les écrivains qui, s’adressant à notre raison, lui ex-
pliquent les vérités essentielles qu’elle peut et qu’elle doit
comprendre. N’ayant besoin de docteurs ni pour ignorer ni
pour trouver de beaux prétextes à notre lâcheté, nous con-
tinuerons, comme cet homme de bon sens qui s’appelait La
Bruyère, à ne traiter de ‘maîtres ouvriers’ que les auteurs
dont les livres ‘nous élèvent l’esprit et nous inspirent des
sentiments nobles et généreux.’ Quant à ceux qui font pro-
fession de douter de tout ce qu’ils disent, ne sachant que

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railler la vérité et la vertu, ils auraient au moins la ressource
de se taire, et je ne vois pas ce que nous y perdrions. Cela
  vaudrait mieux que de s’appliquer, comme ils le font, à ruiner
    le peu de conscience qu’ont gardée les riches et le peu
               d’espérance qui console les pauvres.

                        ABBÉ FÉLIX KLEIN.

MLA citation:

Klein, Abbé Félix. “Le Dilettantisme.” The Evergreen: A Northern Seasonal, vol. 2, Autumn 1895, pp. 83-88. Evergreen Digital Edition, edited by Lorraine Janzen Kooistra, 2016-2018. Yellow Nineties 2.0, Ryerson University Centre for Digital Humanities, 2019. https://1890s.ca/egv2_klein_dilettantisme/