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LA LITTÉRATURE NOUVELLE EN FRANCE

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                        Trois faits me semblent dominer et résumer
                        l’evolution litteYaire de ces dernieres anne’es,
                        faits connexes et qui ne sont au fond que
                        trois aspects d’un seul et meme fait:
                           La banqueroute de la philosophic pseudo-
                              scientifique.
                           La banqueroute du naturalisme.
                           La renaissance de l’idealisme.

I
Et d’abord la banqueroute de la philosophie ‘scientifique.’
Ce sera pour nos petits-neveux un éternel sujet d’ébahissement
quand ils liront l’histoire des idées et leur influence sur la
2e moitié du 19e siècle. — Jamais on n’a défendu avec autant
d’assurance au nom de la raison des dogmes aussi irrationnels,
des théories qui ressemblent d’aussi près à des aberrations
mentales. Jamais on n’a vu pareil dogmatisme chez les uns,
pareille foi de charbonnier chez les autres. Jamais église
catholique n’a exigé de ses fidèles une abdication aussi complète
de leur entendement que ne l’ont fait les philosophies ‘positives’
des Haeckel et des Spencer. Considérez, je vous prie, cette
‘Théorie moniste sur l’Evolution mécanique de l’Univers,’ qui
fait jaillir les clartés de la raison des ténèbres de la nébuleuse
primitive, qui fait sortir la vie de la mort, la conscience de
l’inconscience, le génie de la folie, la psychologie de l’homme
de la psychologie des infusoires, la vertu des grands hommes
des instincts des petites bêtes, la morale de Saint François de
la morale des Boschimans. Et pour accomplir avec un succès
triomphal cette prestidigitation logique, il n’a fallu à cette
philosophie que cette seule et magique formule: variations
infiniment petites sur un temps infiniment long. Et pour
faire accepter ce prodigieux enchainement d’absurdités, il n’a
fallu concéder à cette philosophie que cette première et féconde
absurdité: d’abstraire les antécédents des conséquents, de faire
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de ces antécédents des Entités existant par elles-mêmes, de
ramasser dans ces antécédents toute la causalité au début de
l’Univers; d’isoler en un mot les causes primitives de leurs
conséquences finales:—n’oubliant ainsi qu’une seule chose c’est
que la vraie nature et le contenu de la cause ne nous apparait
que dans ses effets. —Considérez encore je vous prie cette
‘Classification positive des Sciences,’ qui a voulu dôtroner la
psychologie et qui l’a voulu asseoir sur la biologie comme s’il
y avait rien de commun entre les méthodes d’observation en
biologie et les méthodes d’observation en psychologie, comme
si l’âme humaine pouvait se révéler à d’autres qu’a elle-meme,
. . . comme si elle pouvait être etudiée autrement que par cette
introspection, tant railiée par la ‘philosophic scientifique.’—
Considérez ces ‘déclamations naïves contre l’anthropomor-
phisme’ comme si l’anthropomorphisme n’était pas la condition
et la limite de toute science humaine, comme si nous pouvions
sortir de nous-mêmes et regarder l’univers avec l’oeil à facettes
d’une mouche. Considérez ‘ces déclamations plus naïves
encore et en tous cas plus grossières sur la Révolution de
Copernic,’ sur la terre qui n’est qu’une goutte de boue, sur
l’homme qui n’est qu’une moisissure d’un jour éclose sur cette
goutte de boue, un insecte infiniment petit avec un orgueil
infiniment grand, comme si la Révolution de Copernic pouvait
impliquer une révolution fondamentale de la morale, comme si
la valeur morale et intellectuelle des habitants de ce monde
sublunaire était en raison directe de la masse et en raison
inverse du carré de sa distance de Sirius et d’Aldébaran.

Et considérez enfin, considérez surtout ces lieux-communs sur
l’automatisme animal et humain, sur l’homme qui n’est qu’une
marionnette agitée pour l’amusement d’un Dieu inconnu ou du
Hasard, sur l’âme qui n’est qu’un mécanisme mis en branle
par le monde extérieur et dont les circonstances tour à tour
remontent et démontent les rouages, sur la responsabilité et la
liberté, qui ne sont qu’une illusion attribuant à l’individu les
crimes de sa chair et de ses nerfs.

Ces théories qui furent le viatique de la France pendant un
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quart de siècle, qui furent acceptées et proclamées par la
littérature naturaliste comme les ‘Premiers Principes’ d’un art
nouveau,— l’on pouvait prévoir ce qui en devait sortir. Et l’on
sait trop bien ce qui en est sorti en effet. Il en est sorti une
littérature maladive, litérature déprimée et déprimante, ceuvre
de névroses et ne pouvant enfanter que des névroses: roman
naturaliste de Zola, roman épileptique des Goncourt, roman
érotomane de Maupassant, ‘Fleurs du Mal’ de Baudelaire,
‘Nevroses’ de Rollinat, scepticisme nihiliste de Renan, et
Evangile de libre amour selon l’Abbesse de Jouarre—et comme
couronnement, philosophie de Taine, machine sociale où Ton
n’entend que grincements de poulies, enfer social où l’on
n’entend que grincements de dents.

II
Voilà la philosophie qui est finie, ou qui est en train de finir; et
cette banqueroute de la philosophie ‘scientifique’ devait
naturellement en amener une autre, la faillite de la littérature
qui en était sortie et qui se réclamait de la philosophie
‘scientifique,’ comme la philosophie scientifique se reclamait
de la science.

Assez longtemps les ‘Fleurs du Mal’ s’étaient épanouies sur
le fumier de la corruption des Boulevards. Assez longtemps
la littérature avait vécu dans l’atmosphère de la Salpétrière et
des amphithéâtres de dissection. Désormais libre aux Epigones
de Baudelaire de hanter tour à tour les bouges, les hôpitaux
et les sanctuaires et tour à tour de chanter la luxure et la
vierge Marie. La littérature nouvelle a quitté elle quittera
de plus en plus ces bouges et ces hôpitaux pour le grand air et la
lumière. Fini le règne de la Littérature ‘scientifique’ et
‘documentaire ‘ qui n’était en réalité que la littérature brutale!
Fini aussi le règne du Voltairianisme gouailleur et du dilet-
tantisme sophistique. Sans doute les vieux Voltairiens et les
sceptiques sont toujours là: la postérité impuissante de
Renan, M. Barrès, Anatole France et Jules Lemaître con-
tinuent de promener sur toutes choses leur désenchantement ou
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satisfait, ou résigné ou mélancolique. Sans doute, j’avoue
que l’on reconnaîtrait difficilement l’esprit d’une Renaissance
dans les ‘ Rotisseries de la Reine Pédauque,’ ou même dans les
‘Opinions de Jérome Coignard,’ les deux dernières fantaisies de
M. Anatole France. Sans doute il est vrai encore que les
naturalistes en apparence sont toujours en possession de la
faveur populaire et que le tirage de leurs oeuvres ne souffre pas
une notable décroissance. Mais en réalité, là même— quels
changements ! Et le ‘Maître de Médan’ lui-meme! Quantum
mutatus ab illo! Quelle marche depuis ‘La Terre’ jusqu’ à
son dernier roman! II est allé a Lourdes, il ira à Rome, un
jour, n’en doutez pas, il fera le chemin de Damas. Et quant à
ses disciples d’avant-hier, néophytes de la veille comme ‘ils se
bousculent sur le chemin de Damas!’ Avec quel mépris et
quel dégoût ils se détournent de la contemplation de la Bête et
de la contemplation de leur nombril. Avec quelle inquiétude ils
prètent l’oreille à tous les échos du dehors, attendant la bonne
nouvelle, que cet Evangile s’appelle néo-bouddhisme ou néo-
catholicisme, mysticisme ou théosophisme, hypnotisme ou télé-
pathie! Comme ils se précipitent sur toutes les philosophies,
sur toutes les théories récentes, sur la suggestion, sur les ‘Idées
Forces,’ sur le socialisme idéaliste, sur les systèmes de Guyau ou
de Nietzsche, pour y trouver une conception de la vie et une
direction de leur art. Dans ces écrivains qui ont a un tel degré
le sentiment de leur responsabilité sociale, qui croient avoir
charge d’âmes, qui étalent encore ‘la Bête humaine,’ mais
comme Héracles dtalait la ddpouille du lion de Ndmde, comme
un trophée de victoire de la bête qu’ils ont tuée en eux, dans ces
écrivains investis d’un sacerdoce tout comme naguère le ‘son-
geur,’ Hugo ou le ‘penseur,’ Balzac, reconnaissez vous encore les
Dilettanti de ‘l’Art pour l’Art’? Examinez quelques unes des
ceuvres apparues en ces dernières années. Choisissez les
dans les écoles les plus diverses. Etudiez quelques écrivains
depuis le Rédacteur du ‘Mercure de France,’ ou de ‘l’Ermi-
tage ‘ jusqu’ au Directeur de la ‘Revue des Deux Mondes.’ Je
ne considère pas leur valeur, je ne considère que leurs tendances.
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Et ne sont-ce pas au fond les mêmes tendances que vous
retrouvez dans le ‘Disciple’ de Bourget, dans les contes de
Villiers de l’lsle Adam, dans les derniers romans de Paul
Margueritte, dans la critique de Brunetière, dans les pré-
dications de de Vogüe, de Desjardins, dans la ‘Vie Simple,’
d’Edmond Picard, dans le théatre de Maeterlinck, et enfin,
‘last not least,’ dans toute la littérature beige qui s’est si
complètement émancipée de la tyrannie des boulevards et si
triomphalement vengée du mépris des boulevardiers! Un
courant européen circule à travers tout cet art naguère
encore stagnant et croupissant. Un vent frais a balayé les
miasmes; vent du large, vent soufflant des steppes de la Russie
et des Fjords de la Scandinavie.

III
Tel est le fait capital qui s’impose aux étrangers qui veulent
comprendre la littérature francaise d’aujourd’hui, aux Anglo-
Saxons surtout qui ne vont respirer trop souvent que ce que
Louis Veuillot appelait si joliment les ‘Odeurs de Paris.’ . . .—
Et que l’on ne dise pas que ce fait n’est qu’à la surface. Ne se
manifeste-t-il pas à la fois dans tous les domaines: en politique
où s’est faite la concentration des bonnes volontés et la concilia-
tion des vieux partis monarchiques, où les vieilles et mesquines
questions politiques ont fait place aux Questions Sociales?
En religion, où les catholiques ont désarmé et abdiqué devant
la République, où les anti-catholiques ont abandonné les vieilles
méthodes voltairiennes, où en pleine tribune, un ministre pro-
clamait théatralement les exigences de 1′ Esprit nouveau’? Et
que l’on ne dise pas non plus pour se débarrasser de ce fait et
pour en méconnaître la valeur que cet ‘esprit nouveau ‘ est trop
souvent une résurrection de l’esprit ancien, que cette prétendue
Renaissance n’est qu’une exhumation de l’antiquité et des
antiquailles cléricales, que tout ce que l’on a gagné, tout ce que
l’on gagnera sur la philosophie positive, sera gagné, par le
catholicisme et pour le catholicisme, et que ce catholicisme sera
demain ce qu’il est aujourd’hui, ce qu’il était hier, ce qu’il était
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au siècle de Saint Dominique. Car fût il meme vrai que le
catholicisme dût regagner du terrain, ce catholicisme ne pourra
plus être, il n’est déjà plus ce qu’il était naguère: là aussi les
eaux dormantes sont agitées sous un souffle du Nouveau-
Monde, l’esprit des Manning et des Gibbons. Que si Ton
soutenait quand même que ce renouveau du catholicisme, quoi
qu’il put devenir, serait un recul où un malheur, il faudrait
répondre que ce recul et ce malheur sont imputables uni-
quement à ceux qui ont cru que l’on pouvait détruire une grande
religion par des gaudrioles ou des gauloiseries, ou que l’on peut
détruire ce que l’on est impuissant à remplacer.

Et en vain n’objectera-t-on encore que la réaction contre la
philosophie scientifique est trop souvent une réaction contre la
science, ou comme le disait hier Berthelot ‘un retour offensif
du mysticisme,’ que les jeunes littérateurs, forts de leur
ignorance parlent trop complaisamment de la banqueroute d’une
science dont ils ignorent les premiers rudiments et que leur
paresse se réfugie trop commodément dans une foi de char-
bonnier.—Comme si la science était responsable de la faillite
d’espérances qu’elle n’a pas faites où qu’elle ne pouvait faire,
comme si l’astronomie et les mathématiques étaient solidaires
des excès de la zoologie darwinienne.—Tout cela peut être
vrai, tout cela est vrai, dans une certaine mesure et la récente
controverse qui à mis aux prises en France M. Brunetière et
M. Berthelot et qui a tant ému le monde savant, nous montre
les dangers d’une réaction regrettable. Mais même en tenant
compte de ce qu’il peut y avoir de réactionnaire dans cette
réaction, de dilettantisme, de snobisme et d’insincérité dans
cette invasion de tous le esotérismes, comment malgré tout,
méconnaître ce que la jeune littérature a apporté dans son oeuvre
de sympathie plus large, de souffle plus pur, d’inspiration plus
généreuse et en même temps d’originalité plus intime et moins
extérieure, comment ne pas applaudir à la disparition de la
littérature brutale et de la littérature hystérique, comment ne
pas saluer avec une joie confiante l’art français qui va s’épanouir
et le renouveau qui va fleurir !

                                                                                                CHARLES SAROLEA.

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MLA citation:

Sarolea, Charles. “La Litterature Nouvelle en France.” The Evergreen: A Northern Seasonal, vol. 1, Spring 1895, pp. 92-97. Evergreen Digital Edition, edited by Lorraine Janzen Kooistra, 2016-2018. Yellow Nineties 2.0, Ryerson University Centre for Digital Humanities, 2019. https://1890s.ca/egv1_sarolea_nouvelle/